Dans ce troisième et dernier article consacré à la problématique de l'eau tritiée présente en Loire et dans les réseaux d'eau potable, nous vous donnons un aperçu de la mobilisation qui a conduit à porter au grand jour cette pollution invisible et qui ne veut pas dire son nom.
Mais au-delà de ce bilan, nous souhaitons également poser une question : "Et maintenant ?"
Être informé est important et nécessaire, mais s'en tenir là, c'est risquer de n'avoir que les effets anxiogènes de cette prise de conscience. Il nous semble que l'action concrète est un moyen de dépasser les inquiétudes de façon constructive et que c'est un des rôles d'une association comme l'Atelier citoyen.
Le contenu de ces articles repose sur les travaux du collectif Loire Vienne Zéro nucléaire - et de son observatoire des eaux du bassin de la Loire - en partenariat avec le laboratoire ACRO (Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest).
En pièce jointe, l'ensemble des articles réunis en un pdf
Un dispositif de surveillance sous-dimensionné
Au niveau des eaux de rivière, c’est l’industriel EDF qui réalise la surveillance de sa propre activité de rejet - ! - par un dispositif de prise d’échantillons dans des hydrocollecteurs amont et aval de la source de polluants. L’IRSN[1] profite de ces installations pour faire ses propres mesures. De forts doutes se font jour actuellement sur la localisation de l'hydrocollecteur situé en aval de Chinon, sur un petit bras derrière une ile et qui verrait à peine passer les propres rejets de Chinon ! (Note IRSN février 2020 et photo ci-dessous)
Au niveau de l’eau potable, le dispositif de l'ARS[2] est inadapté à la connaissance du risque radiologique. Dans les usines de production d'eau de consommation, les mesures de radioactivité ne sont pas programmées en fonction de la proximité de la source polluante mais en fonction du nombre d'habitants concernés par le captage. Autrement dit, un captage rural à 20 ou 30 km de Chinon ne fera l'objet que de 4 mesures de radioactivité par an !
Entre le 19 et le 21 septembre 2020, une « erreur humaine » à la centrale de Chinon a conduit au rejet d'un jus 2,5 fois plus concentré en tritium que ce qui était prévu. Les exploitants d'eau potable, qui puisent dans la nappe alluviale 5 à 6 m sous la Loire à Montsoreau, à Saumur, à Coutures, ont-ils été prévenus que leur ressource pouvait être polluée au-delà de 150 Bq/l durant ces trois jours ? L'Agence Régionale de Santé était-elle en mesure de détecter cette pollution et de prendre des mesures ? La réponse est non à ces deux questions. Car EDF n'est pas tenu d'informer sur ses dates prévisionnelles de rejet et encore moins en cas d'incident et parce que l'ARS ne met pas en œuvre un protocole adapté au risque tritium pour les humains.
Depuis 2017, des citoyens se mobilisent
L’idée de travailler sur les rejets en Loire a été proposée en 2016 par l'association Sortir Du Nucléaire 49, alors en contact avec l’ACRO au sujet du plutonium trouvé à Montjean-sur-Loire[3].
Le réseau citoyen de surveillance des eaux de la Loire et de la Vienne s’est concrétisé avec la journée de formation des préleveurs, organisée avec l’ACRO en septembre 2017 à Chinon. Aujourd'hui c'est le collectif Loire Vienne Zéro nucléaire qui porte cet observatoire en partenariat avec le laboratoire.
Le réseau en bref
· 5 centrales concernées: 4 sur la Loire, 1 sur la Vienne
· Une vingtaine de préleveurs, militants écologistes, dont certains sont membres des CLI de chaque centrale[4]
· Un laboratoire agréé – l'ACRO – pour la recherche de radioactivité : tritium, carbone 14 et iode radioactif
· Un protocole :
§ Une fois par an pour chaque centrale, en été : eau brute, sédiments fins, végétaux marqueurs
§ Une fois par trimestre pour chaque centrale : eau brute
§ Une fois par mois à Saumur (effluents des 5 centrales) et sur la Vienne : eau brute et eau du réseau potable
· Une rencontre physique par an, pour faire le bilan
Sur une année, près de 150 échantillons sont envoyés à l’ACRO, qui assure les analyses et les finance sur fonds propres. Les préleveurs assurent la réalisation des prélèvements, à intervalles réguliers, selon un protocole pour lequel ils sont formés. Ils financent le temps, les déplacements et les envois postaux. Sur une base de bénévolat valorisé, on se situe à près de 90€/échantillon soit environ 13 000 €/an (dont 70% pris en charge par l’ACRO).
Activité tritium à 310 Bq/l en janvier 2019 à Saumur : un pavé dans la Loire
Les préleveurs et l’ACRO ont porté à connaissance du grand public la pollution radioactive permanente des rivières et de l’eau potable par l’industrie nucléaire[5]. Une pollution à bas bruit toute l'année - 20 à 50 Bq/l – mais également des pics qui restent à ce jour inexpliqués par les autorités « compétentes ».
Ces instances – ASN, IRSN[6] – se sont vu obligées de trouver une explication à cette mesure de 310 Bq/l, qui constitue une mise en cause de leur modèle de dilution des polluants du nucléaire. Le protocole ACRO ayant été revalidé par elles, il fallait chercher la cause ailleurs.
L’explication la plus probable : la zone de « bon mélange » des effluents n’existe pas, ou bien elle se situe à des dizaines de kilomètres de l'égout-clarinette.
On aurait donc des filons d’eau fortement pollués qui s’étireraient dans le fleuve, lors des largages. Il est possible qu’en janvier 2019 à Saumur les préleveurs aient plongé leur bouteille dans ce filon au milieu du pont alors qu’il n’y avait peut-être que 20 ou 30 Bq plus près des rives.
Ce mauvais mélange des rejets polluants, s'il est confirmé, devrait interpeller les producteurs d'eau potable : sont-ils toujours sûrs de ne pas prélever dans un de ces filons pollués ?
Une expérimentation a été lancée par l'ASN et l'IRSN à Saumur en novembre 2020 : elle a pour objectif de trouver une explication aux 310 Bq/l. Elle va constituer en 4 mois de prélèvements quotidiens, pour un coût de 300 000 €. Cet investissement colossal montre qu'ils ne connaissent pas la dynamique du risque tritium, le comportement de ce polluant au sein du fleuve imprévisible qu'est la Loire ; et que ce risque n'est pas anodin.
Ci-dessous, deux thermographies réalisées le 10 décembre 2020 à la centrale nucléaire de Chinon par les préleveurs volontaires. Chacune est accompagnée de sa vue photographique.
Sur la première, à l'amont du pont, les barres claires visualisent la sortie d'eau chaude au niveau de la clarinette-égout (les rejets polluants sont mélangés à ces eaux servant au refroidissement des réacteurs)
Ci-dessous, sur la seconde thermographie, à l'aval du pont d'Avoine, on visualise le filon d'eau plus chaude, qui s'étire dans le lointain sans se mélanger immédiatement au reste du fleuve : « Zone de mauvais mélange » jusqu'où ???
Les directives ASN stipulent que le bon mélange devrait s'effectuer à 1 km au plus de la source de rejet. Ce n'est visiblement pas le cas.
Face à cette problématique du tritium en Loire et dans nos verres, que faire ?
Continuer à croire benoîtement les discours rassurants des institutions ? Cette politique de l'autruche sous la pression d'un puissant lobby peut-elle encore être cautionnée ? Les citoyens sont assez matures pour avoir le droit d'être bien informés, sans céder à la panique.
Filtrer l'eau ? Inutile : le meilleur osmoseur[7] du commerce ne parviendra pas à séparer une eau tritiée d'une eau normale
Acheter de l'eau en bouteille ? Ce serait ajouter un désastre écologique à un autre, sans rien résoudre de la problématique de pollution, qui continuera à toucher les humains n'ayant pas les moyens économiques d'acheter des bouteilles et tous les non-humains qui vivent dans et autour de la Loire.
Intensifier l'action citoyenne ?
La Loire et ses affluents constituent à la fois un milieu de vie et une ressource exceptionnelle pour les êtres vivants ligériens. Rien ne justifie que ce bien commun soit sacrifié. La radioactivité tritium n'a rien à y faire au-delà du 1 Bq/l naturellement présent dans son eau.
Cette mobilisation citoyenne peut prendre différentes formes :
• Soutenir financièrement les laboratoires indépendants, en devenant adhérent·e
• Développer le réseau de surveillance indépendante des eaux de Loire et Vienne. Pour cela, bénévolat des militants et fonds propres de l'ACRO ne suffiront pas. L'appel à un financement participatif sera probablement lancé (« Financez 1, 2 ou x analyses tritium par an !») Il peut aussi s’agir de participer concrètement à l’action des groupes du collectif Loire Vienne Zéro nucléaire.
• Exercer un travail de pression sur l'exploitant industriel des centrales, via les représentants associatifs à la CLI de Chinon notamment. Une première chose serait d'amener EDF à publier, quelques jours avant, ses dates de rejet d'effluents, tout au long de l'année. Pour l'instant c'est un refus réitéré de la direction de la centrale de Chinon de produire ce minimum d'information.
• Diffuser cette information auprès des pêcheurs professionnels et amateurs, des clubs de kayak et canoë, des agriculteurs irrigants de la vallée, des associations naturalistes. Au niveau de ces dernières, le message n'est pas aisé à faire passer, en particulier quand elles sont financées, au niveau national, par EDF et ses filiales RTE et ENEDIS, ce qui n'est pas sans conséquence y compris au niveau local quand il s'agit d'évoquer les effets de l'industrie nucléaire sur l'environnement. La même problématique se rencontre auprès des collectivités proches de la centrale, elles aussi bien sponsorisées.
• Agir auprès de l'ARS pour la mise en place d'un protocole de surveillance du risque tritium efficient au niveau des prélèvements d'eau brute et en sortie d'usine d'eau potable
• Agir auprès des députés et des sénateurs pour demander 1/ l'abandon de la référence aux 10 000 Bq/l de l'OMS. 2/ la mise en place d'une norme limite de potabilité de l'eau de consommation à 10 Bq/l comme le demandent l'ACRO et la CRIIRAD.
• Doter la Loire d'une personnalité juridique propre[8] - comme ça se fait ailleurs dans le monde pour des rivières, des forêts, des montagnes – de manière à pouvoir l'aider à aller en justice et demander réparation des préjudices qu'elle subit en tant qu'écosystème dont nous, humains, sommes une partie[9].
• Permettre aux habitants de se porter en justice sur la base du préjudice d’anxiété ? Il peut être plaidé quand une personne est obligée de vivre en étant exposée à un risque avéré – non certain mais possible - pour sa santé. Une jurisprudence favorable existe, dans le secteur des mines notamment.
• et... toute autre idée
La prise de conscience est importante mais, aujourd'hui, l'action l'est encore plus. Que ce soit à titre individuel, au travers d'un engagement politique ou comme acteur associatif, nous pouvons tous faire quelque chose pour la défense de nos biens communs, et en particulier de ce fleuve qui nous relie sur plus de 1000 kilomètres.
Une rencontre, un débat pour prolonger la réflexion au sein de l'Atelier citoyen ou dans tout autre cadre ?
N’hésitez pas à vous manifester auprès de l’Atelier citoyen ou directement auprès de Jean-Yves Busson, rédacteur de ces articles - jybusson@orange.fr - qui transmettra aux membres du collectif Loire Vienne Zéro nucléaire, cheville ouvrière de cette démarche citoyenne. Un contact pourra aussi s'établir avec le collège associatif de la CLI, Commission Locale d'Information de la centrale de Chinon, dont il fait partie.
[1] IRSN : Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire
[2] ARS : Agence Régionale de Santé
[3] Ce plutonium est un « cadeau » des gestionnaires de la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux à la Loire, déversé à la suite d'un accident de fusion du cœur d'un réacteur en 1980. Le plus grave (et méconnu) accident nucléaire qu'à connu la France
[4] CLI : Commission Locale d'Information, une par installation nucléaire. Animée par les Conseils Départementaux, elles siègent une à deux fois par an via quatre collèges - Elus, syndicats, associations, personnes qualifiées
[5]Tous les résultats sont disponibles sur le site de l’ACRO
[6]Autorité de Sûreté Nucléaire ; Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire
[9]Voir les travaux de Valérie Cabanès, notamment son engagement d'avocate pour amener la Cours Pénale Internationale à se doter de la compétence de jugement du crime d'écocide.